Un visiteur particulier en 1664
Ma visite à Puyseaux par le prieur de l’abbaye de
Saint-Victor
L’abbaye de Saint Victor tient une place importante dans
l’histoire de notre canton : elle a possédé depuis le début du 12ème
siècle – date de sa création – jusqu’à la Révolution, la terre et la seigneurie
d’Ury, et surtout celles d’Amponville et du bourg fortifié de Puiseaux (deux
prieurés-cures)
Bien qu’il ne reste pratiquement rien des bâtiments
parisiens, qui se trouvaient près de la place Jussieu actuelle, on connait
assez bien l’histoire de cette puissante maison de chanoines réguliers de Saint
Augustin, grâce à de nombreuses archives et à plusieurs mémoires de religieux.
Les derniers publiés sont ceux de Philippe Goureau, entré à
Saint Victor à 16 ans pour y rester jusqu’à sa mort à plus de 80 ans, au sein
de l’abbaye dans des fonctions variées ou prieur-curé de campagne à
Villiers-le-Bel, au nord de Paris.
Il consacre plusieurs chapitres à son priorat (1663-1666)
Dans le système concordataire qui fonctionne en France depuis François 1er,
l’abbaye Saint-Victor, comme presque toutes les autres, a été divisée en deux
parties : l’une appartient à un abbé, membre important du haut clergé,
souvent noble, nommé par le roi, qui s’occupe peu de la vie religieuse. L’autre
est proprement celle des religieux. Ceux-ci élisent un prieur (tous les trois
ans depuis 1640), qui devient pendant cette période le véritable chef de la
communauté.
A l’automne 1664, le prieur Gourreau, accompagné du
chambrier, sorte d’intendant de l’abbaye, entreprend un voyage à Puiseaux. Il
en profite pour visiter les possessions
de Saint Victor sur sa route : Athis, Saint Guénaud de Corbeil, Oncy,
Amponville (ce qui nous vaut un portrait très pittoresque du vieux prieur-curé
de l’époque) et enfin Puiseaux, où il arrive le 18 septembre au soir.
Que vient faire le prieur de la très parisienne abbaye de
Saint-Victor dans ce bourg ? Il l’explique clairement : on se plaint
du prieur-curé, à la fois dans la ville et…. à Sens, chez l’archevêque. D’où un
premier intérêt de ce témoignage : le prieur de Saint-Victor –clergé
régulier – n’est pas content de cette intervention de l’épiscopat – clergé
séculier – dans un domaine qui relève d’abord de sa compétence.
« J’avais été obligé à cette visite sur les plaintes
que l’on faisait du Père Roger de Carvoisin (religieux de Saint-Victor,
prieur-curé de Puiseaux). Monseigneur de Gondrin, archevêque de Sens, m’en
avait souvent parlé, me pressant de lui retirer ce poste, n’étant nullement
propre pour ce ministère. Je lui promis que j’irais sur les lieux et que
j’examinerais sa conduite.
Les plaintes s’augmentant, j’appris qu’il avait été cité à
Sens, et, n’ayant point comparu, il fut interdit jusqu’à ce qu’il eût obéi. Je
m’en plaignis à Monsieur de Sens (: l’archevêque), lui disant que je devais
connaître la vie et mœurs de mes religieux. Il ne convenait pas tout à fait
de cela, car il est fort entreprenant. Je lui dis que, si je négligeais d’en
prendre connaissance, il pouvait agir après cela. Mais comme je surveillais sa
conduite, je le priais de n’y aller pas si vite, qu’il y avait de mauvais
esprits à Puiseaux, qui mettaient le trouble, et, comme j’étais averti de tout
cela, que j’y mettrai bon ordre (…) »
Voici donc notre prieur parisien à Puiseaux, Il profite de
la première messe pour s’adresser aux paroissiens. Son prêche a de quoi nous
surprendre. Il développe une seule idée : les fidèles ne doivent pas juger
de la religion sur la façon de vivre de leurs prêtres. Ceux-ci sont des hommes
et peuvent donc ne pas avoir une conduite exemplaire. Ils ont tort, mais ce
n’est pas l’important et il ne faut pas les imiter.
« Etant à Puiseaux le 18 septembre 1664, je fus le
lendemain à l’église avec le Père Faviers, chambrier (religieux intendant de
l’abbaye, qui accompagne le prieur dans son déplacement), où, ayant ouï la
messe du Saint Sacrement que Carvoisin, prieur du lieu, chanta – je prêchai
pour exhorter le peuple à la paix et à l’union.
Souvenez-vous, leur dis-je, qu’il faut que la religion
triomphe et que ses ministres soient respectés sans examiner leurs mœurs, mais
leur caractère, leur mission. Ils sont hommes, mais ils sont vos pères…
Le peuple doit croire que la foi, la religion et les
sacrements ne dépendent pas de leurs mœurs, mais de la sainteté de l’église, et
qu’il ne soit pas relâcher la piété pour le dérèglement de ses pasteurs. Les
pasteurs ont tort s’ils oublient, mais le peuple n’en est pas justifié de son
dérèglement pour cela…
… Vous voulez être obéis dans vos maisons par la qualité que
vous avez sur vos enfants. Vous avez aussi des pères dans l’Eglise. Vous avez
vos défauts, vos enfants pour cela ne se révoltent pas contre vous. Imitez-les
dans les imperfections de vos pasteurs. Ils vous enfantent dans l’Eglise par le
baptême ; ils vous nourrissent dans les sacrements ; ils vous
réconcilient avec Dieu ; ils vous ouvrent le Ciel. Mais ils font ceci et
cela ? Tant pis pour eux. Mais à votre égard, ils sont vos pères. Il
faudrait des saints, et encore je ne sais si on trouverait point à redire en
épluchant leur vie et ne considérant pas
leur ministère…
Pensez enfin qu’il faut mourir un jour et que vous ne
porterez pas les pêchés de vos pasteurs, que vous examinez avec tant de
sévérité en cette vie, mais les vôtres, qui ne vous embarrassent guère puisque
vous êtes si occupés ailleurs… Il faut mourir et, dans peu de temps, direz-vous
– comme Adam : mulier decepit me ( la femme m’a entraîné) – mon pasteur
m’a scandalisé. »
Nouvelle surprise pour nous. Après ce curieux sermon, le
religieux parisien invite les paroissiens du prieur-curé, à exprimer les
reproches qu’ils font à celui-ci, d’abord en public, puis dans la sacristie,
enfin par des entretiens privés...
« Je fis donc appeler le peuple au son de la cloche. Je
leur représentai à tous que j’étais venu sur les bruits qui avaient couru
qu’ils étaient mécontents de leur prieur ; qu’ils me pouvaient découvrir
librement le sujet de leur mécontentement ; que je leur en ferais raison
avec justice ; qu’il était présent pour se justifier ; qu’ils ne
devaient rien craindre et qu’il se soumettait à tout.
Ils ne me dirent quoi que ce fût sur lui ; sinon
qu’entré dans la sacristie, il y en eut qui se plaignaient qu’il favorisait le
lieutenant contre le bailli et le procureur fiscal, et que cela troublait la
paroisse ; que, s’il était neutre, tout irait bien.
Je leur ajoutais que, s’ils avaient des difficultés de parler
en public et en sa présence, ils me pouvaient venir me trouver en particulier
avec toute confiance le reste du jour et le lendemain matin que je resterais
sur le lieu. Pas un n’y est venu dont les plaintes fussent considérables ».
Naïveté ou volonté de comprendre et de dédramatiser ?
Le religieux juge improductif cet appel aux critiques, mais en même temps il
esquisse les rumeurs entendues pour nous donner envie de lire entre les lignes.
Et les reproches devinés ne sont pas bénins !
« Ce n’était que bagatelles, l’esprit de Carvoisin
étant d’un naturel badin, et railleur, et peu solide, capable de donner des
soupçons de sans conduite sans preuve toutefois…
On n’y pouvait former de jugement, sur ces fréquentations
trop assidues en de certaines maisons, sur quelques mauvais ménages à son
occasion, les présents mêmes qu’il faisait étaient soupçonnés : on disait
qu’il était trop libre et enjoué aux noces où il était appelé, qu’on ne
l’appelait plus pour cela. Le plus fâcheux était l’attache qu’il avait avec le
lieutenant. Mais ils en parlaient, comme intéressés, ayant des procès les uns
contre les autres… »
Les historiens savent bien que le clergé de la fin du Moyen
Age et de la Renaissance, peu formé, vivait souvent près du peuple, comme lui,
et n’était pas toujours un modèle de vertu. Ils savent aussi que cette
situation s’est prolongée dans les campagnes longtemps après le Concile de
Trente, jusque vers le milieu du 17ème siècle.
Le prieur-curé de Puiseaux, bon vivant, s’amusait bien lors
des noces, fréquentant certaines maisons et mettant en danger quelques ménages,
prolonge ce type de prêtre qui va se faire de plus en plus rare au siècle
suivant.
Mais la mésentente autour de lui a une autre
conséquence : la société très hiérarchisée
de l’époque, qui règle partout
avec précision les préséances, n’a pas réussi dans l’église de Puiseaux à fixer
la place respective des notables… Le prieur parisien doit résoudre aussi ce
grave problème !
Les places du chœur furent ainsi disposées, se chicanant les
uns les autres ; ce que je fis en présence de tous, en sorte que le bailli
serait à la troisième place auprès de Monsieur le Prieur, le lieutenant
ensuite, et le receveur après ; et que le procureur fiscal serait à main
gauche, à la quatrième place, vis-à-vis du lieutenant, le greffier ensuite,
puis les officiers vétérans, ou les gardes du corps, puis les avocats, etc…
Finalement cette visite hiérarchique ne se termine pas si
mal pour notre prieur-curé, qui conserve son poste et ses revenus…
Toutefois ce ne sera pas pour très longtemps. Trois ans plus
tard, en 1667, à la suite de nouvelles plaintes, le nouveau prieur de
Saint-Victor convoque à Paris le Père de Carvoisin. On lui reproche en
particulier, lors de la succession de son collègue prieur-curé d’Amponville, de
« s’être fait son héritier et le maître de la maison sans l’ordre de
Saint-Victor, ni sans communiquer rien au prieur ni à la Chambre… Il fut jugé
coupable et révoqué. Il est maintenant chanoine de Champeaux
Crédit: Mémoires de Philippe Gourreau de la Proustière (1611-1694).
Texte établi et annoté par Béatrix de Buffévent. Fédération des Sociétés
historiques et archéologiques de Paris et de l’Ile de France. 1990